Le Fléau de la Comté

Arpago et Cotidon s'arrêtèrent net devant la porte du Dragon Vert. La chevauchée avait été longue et leurs visages atterrés portaient encore les marques de la bataille de la nuit. Ils venaient de déposer chez lui Gammeluth, qui avait été salement blessé dans la bagarre.
Voilà des heures qu'ils n'avaient ouvert la bouche, chose étrange pour des gens de leur race. Arpago parla le premier:
-Ben vas-y toi! C'est ton idée après tout! Moi j'suis crevé! (il bailla bruyamment)
-Bon, d'accord, c'est moi qui cause, mais tu viens avec moi!
Le Dragon Vert était encore désert à cette heure matinale; deux hobbits s'agitaient à préparer les tables et remettre les bancs en place, et derrière son comptoir le vieux Bardol Noeuderacine astiquait une choppe avec un torchon sale. Cotidon s'avança d'un pas mal assuré:
-euh b'jour m'sieur Noeuderacine. On voudrait euh... vous parler d'un chose... Voilà: y'a des hobbits parmi les Compagnons qui viennent souvent vous voir et on se disait que vous pourriez peut-être euh... freiner un peu leur enthousiasme enfin... Vos boissons sont un véritable fléau pour la Comté! les Hobbits arrivent au combat dans un état lamentable et ça peut être très dangereux vous savez! Prenez l'ami Gammeluth par exemple: cette nuit il n'a pas arrêté de glisser sur les rebords moussus des abîmes de la Moria, ça aurait pu lui être fatal! Et notre chef Freulon! Il y a des jours où il peut à peine soulever son bouclier! Il est de votre devoir d'assumer une part de responsabilité dans nos difficultés à combattre les ennemis de la Terre du Milieu, et il faudrait voir à limiter le nombre de chopines par habitant et par jour Monsieur Noeuderacine!

Cotidon s'aperçu trop tard qu'il n'avait cessé d'élever la voix au cours de son monologue et il avait fini en criant presque. Arpago affichait un sourire narquois et lui glissa à l'oreille: "Tu causes bien dis donc, Ménestrel, il a l'air vachement impressionné!"

Bardol était resté figé avec son torchon et sa choppe en plein mouvement. Il avait l'oeil sévère et il contempla longuement le visage des deux Hobitts en face de lui...
-Mes boissons? Le Fléau de la Comté? Et c'est toi qui vient me dire ça?
Il y eu un long silence, puis Bardol éclata d'un grand rire.

-Vous avez l'air fatigués les gars! Prenez donc un verre! Non, sans rire, vous me fatiguez avec vos âneries! Vous partez soi-disant guerroyer je-sais-pas-où mais je vous rappelle qu'il y a des gens sérieux qui travaillent ici! On manque de bras aux champs pour la fin des récoltes! les limaces des marais ne cessent de se multiplier et pas plus tard que cette nuit les araignées de Bindhol nous ont encore fait une belle frayeur! et pendant ce temps vous allez faire les zouaves chez les elfes et vous vous tenez devant moi pour me faire la morale! Je rêve! Fichez-moi le camps! Allez dormir un peu, vous faites peur! Moi, j'ai du travail!

Cotidon baissa les yeux et s'en retourna lentement vers la porte. Arpago se contenta de le suivre en levant les yeux au ciel.

Quelques instants plus tard, les deux Compagnons se retrouvèrent assis sur un talus, contemplant le paysage verdoyant de la Comté dans le petit matin. Les yeux dans le vague, ils se sentaient incapables de bouger, même pour aller dormir. Trop de nervosité, trop de fatigue, et le gout amer de la défaite...
Au bout d'un moment, Cotidon ouvrit la bouche:
-Et avec Billina, ça se passe bien?...
-Pfff... Viens plutôt boire une chopine avec moi, ça t'éviteras de raconter d'autres bêtises...

En fin d'après-midi, la gazette sous le bras, Pendrago pénètra dans la salle enfumée du Dragon Vert.
L'établissement était presque désert. La plus jeune fille du tenancier balayait le sol de la grande salle et Bardol faisait son inventaire.
- Bonjour Bardol ! Comment va ? Tu n'aurais pas vu Gammy et Freulon ?
Je suis tombé sur un article de Coti qui m'a bien amusé. Il faut qu'ils jettent un oeil à ça !

Bardol se pencha sous le comptoir puis se releva en brandissant la gazette.
- C'est de c't'article là qu'tu causes ? C'tissus d'infâmie ? C'torchon qui nous trainent dans la boue ? Moi, mon établissement, mes chopines et mes clients ? Ah l'est pas prêt d'remonter sur l'estrade, l'troubadour. C'est moi qui te l'dis !
J'n'ai pas vu l'paternel aujourd'hui.
Gammeluth est là d'puis c'matin, mais l'est descendu chercher un fût au sous-sol. Ca commence à faire un bout d'temps d'ailleurs...

Pendrago se dirigea vers la cave puis descendit les escaliers.
Le lieu était minuscule, bas de plafond et mal éclairé. Au milieu de la pièce, un énorme tonneau occupait presque tout l'espace. Les murs étaient tapissés de casiers et c'est à peine si un hobbit pouvait passer de front dans l'étroit passage qui tournait autour du tonneau.
Gammeluth faisait des cercles autour de la grosse barrique en marmonnant.
- Bon sang, mais où est ce foutu escalier ? J'aurais juré que c'était à gauche pourtant.

Après quelques tours, Pendrago se décida à l'appeler.
- Eh Gammy, ça va ?

Cet appel produisit un étrange effet sur Gammeluth : Cessant de tourner, il fonça droit dans un mur, faisant s'écrouler caisses et bouteilles dans un vacarme assourdissant. Manifestement un peu sonné, il sortit du tas de casiers le recouvrant, puis, comme si de rien n'était se tourna vers Pendrago.
- Ah tiens, tu tombes bien. Cette cave est un vrai labyrinthe.

Pendrago le regarda et haussa les épaules.
- Bon... Allez, accroche toi à ma cape, je te ramène la-haut. Nan, ça c'est pas ma cape. Nan, ça non plus. Voilà...

Alors qu'il avait monté une vingtaine de marches, Pendrago sentit qu'on le tirait vers l'arrière. Un instant, il fut déséquilibré. Puis, la force cessa d'un coup. Derrière lui, il entendit un bruit sourd.

Alors qu'il allait se retourner, la porte en haut des escaliers s'ouvrit violemment, laissant apparaitre un Freulon hirsute.
- Ah, vous voilà ! Justement je vous cherchais.
Bon, alors je vous explique le topo. J'ai rencontré un elfe dans les Landes. Il dit qu'il y a un vieux bonhomme qui habite dans une tour loin au Nord. Et que ce vieux, il faut le remettre à sa place. Il élève des orques. Bon... Alors je me suis dit tiens. Je vais y aller avec des potes. A trois, c'est d'la mission facile. Un vieux qu'élève des poissons. Tu penses.

Du fond de la cave, la voix étouffée de Gammeluth retentit. Il avait eu le temps de se relever et tournait autour du tonneau.
- Ah ouais, moi j'en suis. Ah ouais. Mais faut qu'on quitte ce donjon d'abord. Quelqu'un a une carte ?

L'air abattu, Pendrago monta les dernières marches, écarta doucement Freulon et s'avança jusqu'au comptoir.
- Tu peux me servir quelquechose ? Un truc bien fort.

Il ne s'aperçut même pas qu'accoudé au zinc près de lui, Arpago, un sourire figé sur les lèvres, se versait le contenu de sa pinte sur la tête.

Billina rentra d'un air enjoué dans l'auberge du Dragon Vert.

-Bonjour Bardol !
-Bonjour Billina.
-J'ai une excellente nouvelle pour toi ! J'ai rencontré des clients pour toi en Eregion !
-Où ça ? Demanda Bardol en fronçant les sourcils.
-En Er... hem... Un peu plus loin, à l'Est de Bree... Je leur ai fait goûter à ta succulente Souffle du dragon ! Accompagnée d'une carpe grillée et d'une tarte à la mûre ! Ils étaient enchantés !
Ils m'ont donné une pièce d'or pour te commander un fût de cette bière !

Le regard de Bardol s'éclaira.

-Une pièce d'or ? Ils sont généreux ! Occupe toi de la livraison et je partage cette pièce avec toi.
-Avec joie ! Tu donneras plutôt l'argent à mon Papa Wald quand il passera.
-Très bien ! Prend le fût que je viens de monter à l'entrée de la cave. Arpago ! Au lieux de bailler aux corneilles ! Donne un coup de mais à la dame !

Billina, se retourna et remarqua Arpago, sans doute aviné, accoudé à une table, qui la regardait fixement.

-Coucou cousin ! Tu viens me donner un coup de main pour sortir un fût ? Demanda Billina avec un grand sourire.
-Ouicoucouavecplaisirsituveuxeneffetavecjoie. Répondit Arpago en clignant des yeux.

Billina se dirigea vers la cave. Elle vit alors qu'un hobbit tournait frénétiquement autour du fût...

La cave était maintenant bondée de hobbits.

Freulon, le visage écarlate, rouspétait et donnait des coups de pied dans des monstres imaginaires. Pendrago, que Bardol avait généreusement servi, sirotait nonchalamment son cognac.
Appuyé contre les casiers, Arpago, tremblant, les cheveux dégoulinant de bière, contemplait Billina avec une inquiétante intensité.

C'est alors que Gammeluth, dont la course circulaire ininterrompue avait asséché le gosier, décida de se servir un verre. Après tout, c'est à ça que servent les tonneaux.
Il saisit une chope puis posa sa main sur le robinet de cuivre du fût. L'effet ne fut pas celui attendu...

D'abord il y eut un déclic. Puis un sourd grondement.
La barrique disparut lentement pour laisser place à un escalier couvert de mousse dont les marches s'enfonçaient dans le sol.
Tout en bas, on devinait une silhouette humaine immobile, la tête surmontée d'un anneau flottant.

Gammeluth se recula, fouilla ses poches et en sortit un parchemin jauni. Après un rapide coup d'oeil au document, il releva la tête.
- On dira c'qu'on veut, mais sur leur carte, là, y'a pas tout.

Pendrago, qui avait laché son cognac, s'approcha du trou. Une odeur puissante de moisissure lui envahit les narines.
Il se pencha et passa sa main sur le sol. Les marches glissantes étaient couvertes de minuscules champignons translucides.

Billina, qui n'avait pas bougé jusqu'à présent, lissa sa robe, avança jusqu'au trou, et se mit à descendre les escaliers.
Arpago, les yeux fixés sur sa nuque, la suivit comme un automate.

Puis à leur suite, tous les hobbits s'engouffrèrent derrière le couple improbable, Gammeluth fermant la marche.

Alors que Billina approchait du milieu de la pente, elle entendit la voix nasillarde de Gammeluth : "saloperie de champignons".
S'ensuivit le bruit mou d'un chute et le ziiiiip caractéristique de la glissade.
Elle n'eut pas le temps de s'écarter. Les hobbits qui la suivaient, agglomérés en un tas, la fauchèrent à pleine vitesse.
Et tous ensemble, jurant, vociférant, gourmandant Gammeluth, ils firent sur le derrière, le reste du chemin.

Au bas de l'escalier, Pendrago se releva, son joli costume dégoutant de terre et de champignons.
Il était seul. Ses camarades avaient disparu comme par enchantement.
Levant la tête, il vit au dessus de lui un humain, habillé d'un costume triste, qui le regardait l'oeil sévère.
- Dites donc mon vieux, je ne vous paye pas à écrire des idioties sur un forum...

(De Tolkien à Gotlib il n'y a qu'un pas que je n'ai jamais osé franchir )